Trois Singes

Publié le par Octave

 

 

TROIS SINGES©

 

 

 

 

 

 

 

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Et la rhétorique destinée aux peuples d’hommes libres ? De cette rhétorique, que devons-nous penser ? Les orateurs te donnent-ils l’impression de s’exprimer en vue du plus grand bien ? Est-ce leur objectif de rendre, grâce à leur discours, les citoyens aussi bons que possible ? Ou bien, les orateurs ne sont-ils pas plutôt lancés à la poursuite de tout ce qui peut faire plaisir aux citoyens ? (…) N’agissent-ils pas en faveur de leur intérêt privé, sans faire aucun cas de l’intérêt public ? Ne traitent-ils pas les peuples comme on traite des enfants, en essayant seulement de leur faire plaisir, sans s’occuper de savoir si, après cela, ils seront meilleurs ou pires – parce qu’à cela ils ne pensent même pas ?

 

Socrate à Calliclès. Platon – « Gorgias ». IVème siècle avant Jésus-Christ.

 

 

 

 

 

Edward Murrow, le journaliste de la chaîne d'information américaine CBS, pour le paraphraser, posait le problème en ces termes : le média télévisuel est composé de lumières et de câbles articulés dans une boîte. Si on ne s'approprie pas ce support pour en faire quelque chose, il reste dans son état formel premier.

Il est révélateur de regarder les préoccupations du travail de Murrow plus de 50 ans plus tard alors que son pays a sombré dans les marécages dont il commençait à renifler les vapeurs.

En effet, la rhétorique de l'image lisse, formatée et vide de sens, savoure sa victoire.

 

On fait alors tout de suite la première observation : l'information plate, tout en étant visuellement dense, est très facilement récupérable, modelable par sa sélection puis sa projection. On voit bien que tout le danger du support télévisuel dans son état le plus formel est sa relégation en outil au service de tout pouvoir cherchant une coercition par la rhétorique visuelle, d'apparence réelle.

 

Mais ce n'est pas si simple que ça en a « l'air », et pour cause, surtout lorsque on constate les conséquences que cette façon d'informer implique.

Du moins, on ne retrouve pas vraiment la situation à laquelle était habitué un Murrow lorsque il se battait contre un système médiatique tout juste émergent : pas de propagande ouvertement agressive, ni de parti prit prosélyte. Non, la plus grande découverte des mass médias est qu'il suffit de la lumière et des câbles pour obtenir la meilleure désinformation. Ici, entendons nous bien, il s'agit de comprendre en quoi l'affirmation de Murrow pressent que le jeu de l'image télévisuelle, et  son effet de réel, suffit, à lui seul, à mettre le cerveau du téléspectateur à la disposition totale du message.

 

Qui se souvient de ce vieux paysan qui, lors de son passage à l'ancienne ORTF, expliquait le remplacement de la présence de son feu de cheminée du soir, par celle de son nouveau téléviseur, nouvelle source de lumière et de compagnie ? 

Du divertissement, reléguant les autres préoccupations, comme propagande. On éblouissait aussi les romains avec les jeux pour les tenir calmes, les satisfaire.

« Nous sommes gros, nous sommes décadents » continue notre journaliste, dont la lucidité n'a pas suffit à faire tirer les leçons ; nous nous complaisons dans l'interface télévisuelle, en anesthésie.

Le phantasme suprême de la télé-réalité symbolise cette tentation de passer de l'autre coté, de vivre dans la boîte. Quelle force probante peuvent alors tirer les informations qui sortent de ce qui incarne la vie même ?

 

Cette idée que la télévision devient le réel ne peut être colportée que par des gens qui ont pour le moins perdu pied avec la réalité. Si le combat  d'un journaliste pour établir la vérité et/ou la justice n'est que diffusé et n'est, en fait, construit qu'hors antenne, à partir de supports préexistants, ce n'est pas le cas de la télé-réalité qui n'est que de la simulation rétroactive instantanée - et son avatar parfait : le SMS, sorte de manifestation de la volonté personnelle dans un champ qui n'est pourtant, essentiellement, qu'inerte.

C'est qu'aujourd'hui la société intellectuelle, et ses rhéteurs politiciens associés aux hommes de spectacle, l'élite dirons-nous, est  fatalement éloignée du coté physique de la vie - d'où la tentative désespérée de compenser cet éloignement en adhérant à un régime d'exercices et de jeux physiques purement gratuits. Chez les élites, il n'y a plus conscience ni expérience de ce qui crée le substantiel, le durable. Elles vivent dans un monde d'abstraction et d'images, un monde virtuel consistant en modèles informatisés de la réalité - une « hyper-réalité », comme on peut l'appeler - au contraire du vécu immédiat, physique, palpable, que connaissent les hommes et les femmes ordinaires.

 

La croyance en une « construction sociale de la réalité » - dogme central de la pensée post-moderne - reflète l'expérience de la vie dans un milieu artificiel d'où a été rigoureusement banni tout ce qui résiste  au contrôle humain. Le contrôle est devenu l'obsession : la rétroaction maladive avec l'abstraction spectaculaire constituant la société toute entière, rassurant ersatz sous implants médiatiques. TELE !

Dans son élan pour s'isoler du risque et de la contingence - pour se prémunir contre les aléas de la vie humaine - l'élite intellectuelle se sépare du monde commun, son œuvre infernale.

 

L'attitude des trois singes - n'entends rien, ne vois rien, ne dis rien -  prédomine dans notre acceptation actuelle de la politique ; du moins il s'agit de ne plus être sensible à l'environnement tangible, ce que constitue la {polis} originellement : la vie dans la cité. La {praxis} s'estompe du même coup, toute pratique étant happée dans le télé-réel. Même la manifestation ou l'émeute de rue n'ont finalement une crédibilité, une réalité, qu'à travers l'image et les médias, elles dépendent entièrement d'eux.

 

La politique n'implique plus les êtres dans une dimension et une direction concrète et commune, par sa méthode de fonctionnement actuel, elle ne fait que stimuler les sens via les diverses interfaces informatiques - la télévision étant la plus récurrente - à des fins soporifiques sur les cerveaux.

Le sens de la phrase du big boss de TF1, je vends du cerveau humain vide et près à être remplit, nous renvoie immédiatement à la critique de Gorgias par Socrate, la dénonciation de la rhétorique en général, et de l'idéologie. Car on nous signale, par les mêmes canaux, que les idéologies ont disparu, mais pourtant la logique de la propagande est bien restée à son stade initial, seuls ses moyens ont changé, évolué.

Le schéma est le même, faire plaisir au peuple, l'illusionner par diverses stimulations - le divertissement télévisuel remplace alors haut la main l'oratoire démagogique - afin  de pouvoir manipuler à souhait les opinions, et se poser en sauveur providentiel. Et que ne voit-on pas les rhéteurs affluer sur les plateaux de télévision.

Il s'agit de laver les cerveaux à des fins de bourrages de crânes, en bref. C'est la dynamique de base de l'idéologie, et la route toute droite tracée vers le totalitarisme.

 

Le problème c'est que la soudaine excroissance de cet artifice de réel, cette construction de la vie non plus par, mais dans le média, exclut du même coup tout ceux qui n'ont pas les moyens d'accéder à cette réalité. Ainsi, c'est une erreur de chercher la source des émeutes de Los Angeles en 1992, ou de Paris en 2005, dans des phénomènes ethniques ou culturels, ce que s'empressent de faire ceux qui ont intérêt à présenter la situation comme ça - c'est-à-dire les communautés prônant le séparatisme. Mike Davis, dans son poignant ouvrage, {Au-delà de Blade Runner, Los Angeles, l'imagination du désastre}, explique bien, par toute une reconstitution des émeutes dans les banlieues de la capitale de Californie, que la détresse matérielle mêlée au martèlement de la propagande publicitaire consumériste poussa spontanément les individus à aller piller tout ce qui pouvait combler leur désir de possession, même des objets sans aucune utilité, juste pour la nécessité de faire ce qu'ils avaient enregistrés comme vital à travers le télé-réel. Le noeud du problème est ce désir de néant provoqué par la surabondance d’images dans l’environnement quotidien, mirages brillants et infiniment dispersés.  Et pourquoi brûler une voiture ou son école sinon pour montrer qu'on peut aussi posséder à son tour par le seul recours dont on peut encore disposer : la violence.

 

Après ça, les élites apeurées relèguent la résolution des problèmes de violences urbaines à des institutions factices avec lesquelles elles n'ont aucun contact ... Réel ! Politique ! Le cercle de la décadence est bouclé.

Effrayés par la volonté de puissance que témoigne la réappropriation hargneuse du langage, par la négation des vielles structures institutionnelles, nos rhéteurs autorisés critiquent avec détachement le déclin d'une République qui n'a jamais été dirigée que par eux.

 

Voilà nos singes de cirque dans leur mortelle splendeur, ils nous rappellent, non sans délices tragi-comiques, gesticulant à chaque JT, les décadences anciennes perpétuellement renouvelées. Traiter le peuple comme un enfant, lui demander de ne rien dire, de ne rien voir et de ne rien entendre de la politique, ou de la justice, est un procédé commun, mais lier la réalité toute entière à ces singeries est une figure nouvelle, aux effets explosifs, sans doute.

 

 

 

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Peinture : Francine Van Hove - Les Trois Singes ( 2004).

 

 

 

 

 

 

 

 

Publié dans Politique

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J
Un article extremement brillant, qui me rappelle un livre que j'ai pris un vif intéret à lire: Le monde comme fantome et comme matrice du philosophe allemand contemporain Gunther Anders, dans lequelle l'auteur démontre (dès la fin des années 1950)de manière rigoureuse que la télévision crée une réalité fantomatique qui conditionne l'homme de manière bien plus efficace que tout autre effort d'éducation.
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